Le Temps (18.03.2018) Ces prochaines années, les robots vont prendre une place considérable dans un monde du travail bouleversé. «Le Temps» a sondé trois experts, qui imaginent chacun à leur façon un nouveau paradigme qui questionne notre relation à l’emploi
Comment travaillera-t-on dans vingt ans? Ou plutôt, travaillera-t-on encore d’ici à deux décennies? Les robots se montrent toujours plus efficaces, accomplissent des tâches toujours plus compliquées et, de façon encore plus cruciale, deviennent capables d’apprendre et de développer leurs compétences au fur et à mesure. Au point de nous remplacer tous?
En parallèle, les nouvelles technologies ont changé notre façon de travailler, pour le meilleur – nous permettant une plus grande flexibilité – et pour le pire – en débordant bien au-delà des heures habituelles de travail. La technologie permet aussi une plus grande autonomie et à de plus en plus d’employés de choisir la voie de l’indépendance. Une étude prédit que d’ici à dix ans la majorité des travailleurs américains seront des indépendants
Face à ces bouleversements en cours, trois experts ont imaginé l’avenir du travail, remettant en question notre relation au travail, notre système de protection sociale, pour la Suisse, et détaillant les facettes du concept d’indépendant. Trois pistes pour envisager un futur largement différent du monde que l’on connaît aujourd’hui, mais pas nécessairement sous de noirs auspices.
Les robots feront le sale boulot
D’ici à vingt ans, «les machines pourront nous débarrasser de beaucoup de travail», affirme Karin Frick, responsable de la recherche à l’Institut Gottlieb Duttweiler (GDI) à Zurich. Avec l’aide du machine learning – ces machines qui apprennent au fur et à mesure –, «nous pourrons produire beaucoup plus en beaucoup moins de temps». Un exemple? Il sera possible de réaliser «l’équivalent d’une semaine de travail en trois heures», imagine la chercheuse.
De quoi complètement changer le statut du travail salarié, qui deviendra un élément «secondaire», un «moyen d’arriver à une fin», mais plus «le sens de la vie». Dans ce nouveau monde du travail, «les gens voudront être actifs, développer des idées, réaliser des projets, donnant ainsi toujours plus de responsabilités aux machines et se laissant la liberté de s’investir dans ce qui leur procure du plaisir, sans se préoccuper de la rentabilité», poursuit Karin Frick. Et dans un environnement où on travaille sur des projets, les employés deviendront un concept du passé, sauf s’ils sont temporaires. «Comme les compositions des équipes changent d’un projet à l’autre, il faudra aussi des ressources flexibles qui ne pourront plus être liées à des structures rigides», explique-t-elle.
Les robots s’empareront donc de «tous les jobs que nous ne voulons plus faire, qui mettent la santé en danger ou qui sont ennuyeux. Les robots avocats ou les robots médecins ne feront dans un premier temps que des tâches de routine, pour que les avocats et les médecins puissent consacrer plus de temps à leurs clients», explique Karin Frick. Un cabinet d’avocats qui compte cinq employés ne devrait pas se demander si cinq robots peuvent les remplacer mais comment il pourrait croître si chaque employé reçoit un robot pour l’aider dans ses tâches. Car, facteur immuable, les humains aiment les autres humains, ils veulent du contact même si ce n’est pas nécessaire et ils sont prêts à payer pour cela. Même pour un café: les machines existent depuis des lustres, cela n’empêche pas qu’on souhaite toujours se faire servir, même si cela coûte plus cher.
Un revenu universel de substitution
Le monde du travail est bouleversé, mais il n’est pas le seul. Avec lui, ou de lui, dépendent d’autres pans de notre système, comme celui de la protection sociale. Le statut de travailleur est central dans ce domaine, qui a été pensé à l’origine pour les ouvriers d’usine, ayant des horaires fixes. Est-ce toujours un critère pertinent avec les changements en cours et ceux qui se profilent? «Il est possible que le taux d’emploi diminue, non pas parce que les gens deviendraient plus fainéants, mais parce que le nombre de places de travail serait réduit par l’automatisation. Dans ce cas, il faut changer de critère pour définir la protection sociale», estime Anne-Sylvie Dupont.
Cette professeure aux Universités de Neuchâtel et de Genève estime qu’il faut désormais se focaliser sur «le fait d’exister» pour repenser la protection sociale, car le facteur travail n’est plus fédérateur, les revendications désormais divergent. La solution? Trouver le dénominateur commun, qui est «d’aspirer à la dignité humaine» et introduire un «revenu de substitution universel». Pas exactement un revenu universel de base qui s’adresse à tous, mais un revenu que l’on touche si on ne peut pas gagner sa vie autrement, si on est au chômage, retraité ou invalide, et qui simplifierait grandement la protection sociale. «Jusqu’ici, on s’est concentré sur la cause – quel est l’événement qui s’est produit et à quelles prestations d’assurance la personne a droit –, il faut se recentrer sur l’objectif qui est de soigner quelqu’un qui en a besoin, par exemple, sans se demander pourquoi et comment c’est arrivé», poursuit l’experte.
Anne-Sylvie Dupont imagine donc la Suisse dans vingt ans avec «un système de sécurité sociale moins fragmenté, avec un revenu de substitution universel. Et peut-être même un système de santé étatisé», projette-t-elle. Ajoutant: «Nous sommes actuellement dans une période idéale pour repenser notre système. On pourrait réfléchir sereinement à un projet social. Mais il manque peut-être une crise, une urgence pour secouer les esprits et les aider à trouver un consensus pour changer les choses.»
Un monde d’agents libres
Venkatesh Rao imagine que pour les générations nées à partir de 1980, l’indépendance sera la norme, et plus les carrières salariées. Il estime que le taux d’«agents libres» est actuellement de 35% dans les pays développés. Une tendance qui va s’accentuer ces prochaines années. Ce consultant et blogueur basé à Seattle a dessiné ce nouveau système de carrière en l’assimilant à des planètes gravitant autour de la Terre et des fusées s’y déplaçant, le tout fonctionnant dans une hiérarchie.
Sur la planète Terre, tout en bas de la hiérarchie, se trouvent encore des indépendants, ceux qui sont précaires et souffrent de la nouvelle économie, sans protection sociale et dépendant souvent d’un seul mandataire. Ensuite, les robots qui font le travail que les humains ne font déjà plus. Enfin, la classe laborieuse traditionnelle, celle qui reçoit un salaire et est en voie de diminution, sauf pour ceux qui sont très spécialisés mais ne parviennent pas à créer de la valeur hors du salariat.
Lorsque l’on quitte la Terre, la hiérarchie se fait plus floue, un élément restant clair, plus on s’en éloigne, mieux on s’en sort. Venkatesh Rao commence par les indépendants qui ont échangé une plus grande autonomie contre un futur financier moins sûr dans une sorte de compromis par rapport au salariat. Suivent ceux qui méritent vraiment le titre de «libres». Parce qu’ils ont assez d’argent, de relations et une réputation suffisante pour se permettre de choisir les demandes et développer des idées nouvelles. Suivent les leaders, qui ont réussi et qui sont connus pour avoir les capacités dans leur domaine. Dans le monde du salariat, ils sont les homologues des employés courtisés par les chasseurs de têtes. Enfin, les «créatifs autonomes» se trouvent au sommet de la pyramide.
Venkatesh Rao n’est pas fataliste. Dans son dessin, une petite fusée montre que l’on peut évoluer d’une planète à l’autre dans sa galaxie, et donc améliorer sa situation. Quant à la galaxie elle-même, on n’en connaît pas encore les contours. D’autres innovations – la blockchain? – permettront de trouver encore d’autres façons de travailler, et donc de nouvelles planètes.