Le Temps (24.10.2018) Dans un livre* à paraître la semaine prochaine, Daniel Walch et Xavier Comtesse entrevoient une baisse possible des coûts de la santé grâce à l’intelligence artificielle. Qui fera des assurés des patients «impatients et compétents»
Dans un livre* à paraître la semaine prochaine, Daniel Walch et Xavier Comtesse entrevoient une baisse possible des coûts de la santé grâce à l’intelligence artificielle. Qui fera des assurés des patients «impatients et compétents»
e premier est directeur général du Groupement hospitalier de l’Ouest lémanique (GHOL). Le second est conseiller scientifique, créateur de start-up et auteur de Santé 4.0. Le tsunami du numérique (Georg). Tous deux signent Médecine augmentée (G d’Encre), un livre décoiffant qui prédit une meilleure médecine à meilleur prix. Sont-ils fous ou tout simplement visionnaires? Interview.
Daniel Walch: Je suis économiste de formation. En économie, il existe une loi célèbre, celle du professeur d’université William Baumol, qui a étudié la croissance des coûts dans les différents secteurs économiques, dont la culture et la santé. Il en a déduit que les innovations technologiques n’avaient pas d’impact sur la croissance des coûts dans ces deux secteurs. Or, nous nous sommes aperçus lors de notre travail que c’est peut-être la fin de la loi de Baumol! Pour la première fois, grâce à l’intelligence artificielle (IA), l’innovation offrirait de vrais gains de productivité dans le secteur de la santé.
Xavier Comtesse: En effet, l’IA fonctionne admirablement bien dans l’interprétation d’images et dans la reconnaissance de faux, qu’il s’agisse de factures ou de mauvais comportements. C’est là qu’elle peut nous aider à faire baisser les coûts. Nous affirmons cela sur la base d’une approche scientifique qui n’a rien à voir avec de l’arbitrage politique habituel.
C’est effectivement une nouvelle réjouissante. Dans quelle mesure les coûts de la santé pourraient-ils baisser?
X. C.: Nous estimons que le potentiel d’économies pourrait aller jusqu’à 8 milliards de francs, soit 10% du volume global des coûts en Suisse.
D. W.: Attention, il s’agit là d’un but à viser, mais il faut rester prudent. Nous avons indiqué huit pistes à suivre. De manière réaliste, nous pouvons garantir au minimum quelque 4 milliards d’économies.
Vous nous promettez une révolution technologique comparable à l’arrivée de l’électricité au XIXe siècle. Daniel Walch, comment fonctionneront vos deux sites hospitaliers de Nyon et de Rolle dans vingt ans?
Nous souffrirons d’un manque de professionnels de la santé. Il y aura trop peu de médecins et d’infirmiers. L’intelligence artificielle ne va pas les remplacer, mais les soulager. Cela a déjà commencé dans la reconnaissance vocale par exemple. Nos médecins internes dictent déjà leurs rapports opératoires dans un système informatique qui transcrit automatiquement les enregistrements et les archives dans le dossier du patient. A l’avenir, médecins et infirmiers disposeront d’un assistant personnel virtuel sur leur téléphone portable. Aux Etats-Unis, on estime qu’il sera possible d’économiser 20 milliards de dollars grâce aux assistants infirmiers et 18 milliards grâce aux assistants administratifs hospitaliers.
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Xavier Comtesse, vous imaginez-vous avec des implants qui fournissent, à vous comme à vos soignants, des milliers de données concernant votre état de santé actuel?
Nous aurons très peu d’implants dans le corps, à part peut-être le pacemaker. Il faut se méfier de la science-fiction qui nous a donné beaucoup d’idées fausses sur l’intelligence artificielle! Demain, je serai un patient «impatient et compétent». J’aurai accès à beaucoup de connaissances et j’aurai été formé pour les interpréter. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui: je ne sais pas distinguer une information médicale juste d’une autre qui est fausse. Je grandirai avec une sorte de coach – sous forme de montre intelligente par exemple – qui me fournira des données m’incitant ou non à aller chez le médecin.
Faut-il vraiment se réjouir de ce mariage entre l’intelligence artificielle et le domaine de la santé?
X. C.: Mais oui! De toute façon, nous n’avons pas le choix. Il ne faut surtout pas porter de jugement de valeur sur l’intelligence artificielle. Celle-ci n’est pas seulement en devenir, elle sera inéluctable. Ce serait une grave erreur que de ne pas l’anticiper. Il s’agit donc de se l’approprier en mettant en exergue ce qu’elle apportera de positif.
D. W.: Nous proposons quatre options pour se l’approprier: la régulation, la formation dans les universités, la recherche et l’innovation. Il faut créer un fonds national de recherche scientifique qui soit consacré à l’intelligence artificielle et mettre un financement à disposition.
Il n’existe pas de programme national de recherche dédié à l’intelligence artificielle en médecine. En Suisse, l’innovation technologique n’est pas perçue comme une solution, mais comme un problème.
Quel est donc votre message au ministre de la Santé, Alain Berset?
X. C.: L’explosion des coûts de la santé n’est pas une fatalité si on profite de l’intelligence artificielle. Actuellement, les coûts augmentent de 4% par an, c’est-à-dire qu’ils doublent tous les vingt ans. Cette évolution est insupportable pour les assurés, qui dépenseront bientôt plus pour payer leur prime maladie que pour leur loyer. Si on ne réagit pas, on fonce tout droit vers la médecine à deux vitesses.
On sait que 20% des actes médicaux sont inutiles. On pourrait économiser 6 milliards en Suisse. Comment parviendra-t-on à mieux les détecter grâce à l’intelligence artificielle?
D. W.: Aux Etats-Unis, il existe déjà des services de conciergerie médicale, qui sont basés sur l’intelligence artificielle. Si vous avez mal à la gorge, vous êtes dirigé vers un service pour un premier entretien qui va être assisté par un algorithme d’intelligence artificielle et qui va vous guider dans le réseau de santé de votre région. Ici, on couple deux choses: l’intelligence artificielle et une médecine raisonnable qui favorise les bons choix thérapeutiques. En Suisse, nous nous trouvons encore dans une médecine très marchande, basée sur une large offre de prestations.
Ne risque-t-on pas une médecine de moins bonne qualité?
X. C.: Surtout pas! Nous visons un itinéraire médical à la fois efficace et moins coûteux. Dans notre livre, jamais nous ne proposons une médecine de moins bonne qualité.
Comment éviter la surconsommation de médicaments, notamment chez les personnes âgées?
X. C.: En Suisse, l’assuré se dit: «J’ai payé, j’en veux pour mon argent.» On pourrait sortir de cette logique en disposant d’un coach qui choisit le meilleur médicament pour moi.
Quel genre de coach?
D. W.: Ce n’est pas de la science-fiction: il s’agit d’un logiciel qui existe déjà en France. Il s’appelle C-Napps et a été développé par deux médecins de Bordeaux. Il aide les professionnels de la santé dans leurs prescriptions en les informant des contre-indications entre les médicaments et des risques encourus. Il s’appuie sur l’intelligence artificielle et sur l’analyse de 55 millions d’ordonnances.
Mais qu’existe-t-il pour le patient?
D. W.: Justement, il existe aussi une deuxième version de ce logiciel, baptisée «Galien», destinée au grand public, soit aux patients consommateurs. Il sera ce coach qui les aidera à prendre le meilleur médicament pour eux. Ses auteurs sont aussi en train de développer une troisième version pour les caisses maladie, pour leur permettre de contrôler que les assurés prennent les médicaments appropriés.
Et en Suisse, qu’y a-t-il?
X. C.: Nous avons beaucoup cherché et n’avons rien trouvé de semblable. La Suisse a pris un gros retard sur ce plan. Chez nous, la médecine officielle est conservatrice. Il n’existe pas de programme national de recherche dédié à l’intelligence artificielle en médecine. En Suisse, l’innovation technologique n’est pas perçue comme une solution, mais comme un problème. C’est curieux, car nous sommes un pays dans l’ensemble très innovant. Mais, en fait, nous sommes surtout innovants dans la copie et dans le perfectionnement.
Cinq pour cent des patients hospitalisés contractent des infections nosocomiales. On touche ici à l’hygiène des professionnels de la santé. Ceux-ci seront-ils fliqués pour améliorer les bonnes pratiques?
X. C.: Mais non! Il ne faut pas partir de l’idée qu’avec l’intelligence artificielle, on va fliquer les gens, qu’ils soient prestataires de soins ou patients. Il suffit de les motiver pour leur faire adopter de bonnes pratiques.
D. W.: Nous posséderons à l’avenir des outils d’IA permettant une meilleure médecine prédictive. Aux Etats-Unis, des chercheurs ont développé un algorithme qui arrive à prédire le risque pour un patient de contracter le Clostridium difficile, une infection qui touche chaque année 450 000 patients aux Etats-Unis, dont 29 000 en meurent. Or, ce logiciel validé est capable de prédire cette infection cinq jours avant que le corps médical ne la détecte. C’est un énorme progrès au niveau des vies sauvées. Donc: mieux prédire pour mieux prévenir!
Vous appelez de vos vœux «l’empowerment des patients», qui vont «s’autonomiser». Qu’entendez-vous par là?
X. C.: Le patient deviendra proactif. Il n’ira plus aux urgences pour de petits bobos, car il aura été pris en charge bien avant par son coach personnel sur smartphone. En questionnant une application, il saura quoi faire!
D. W.: En dermatologie par exemple, on s’alarme à cause d’un grain de beauté suspect. Or, il existe déjà un logiciel, SkinVision, qui vous dit si vous devez vous inquiéter ou non. Grâce à l’intelligence artificielle, l’assuré s’appropriera davantage de contrôle sur l’évolution de sa santé.
Que se passerait-il si on ne parvenait pas à maîtriser les coûts de la santé?
X. C.: On se retrouverait dans une médecine à deux vitesses pour toujours. C’est déjà le cas aux Etats-Unis, qui ne reviendront jamais en arrière. Outre-Atlantique, dans un hôpital, les meilleurs médecins ne s’occupent plus des patients ordinaires.