Suisse: Ces chômeurs en fin de droits qui basculent dans l'aide sociale 

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Le Temps (23.03.2018) Alors que l'économie se porte au mieux, le nombre de demandeurs d’emploi qui se retrouvent à l’aide sociale a doublé en une décennie. Leur sort cause une préoccupation croissante dans le cadre du débat sur la libre circulation

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Une Suisse florissante, des prévisions de croissance plus souriantes encore, une création d’emplois soutenue, le tout dans un contexte international solide. Les dernières prévisions de la Banque nationale suisse, il y a une semaine, confirment que tout va bien pour les Suisses sur le plan économique.

Pour tous les Suisses? Pas tout à fait. Une donnée sombre vient contredire cette statistique heureuse: le nombre des chômeurs en fin de droits est en constante augmentation. Les chiffres 2017 le confirment: chaque mois en Suisse, près de 3300 personnes sont privées des prestations de chômage. Voyant se refermer la porte des Offices régionaux de placement (ORP), elles doivent s’inscrire à l’aide sociale. Sur l’année, cela fait près de 40 000 exclus du marché du travail. Presque deux fois plus qu’il y a dix ans.

Dans le canton de Vaud, c’est même plus du double. L'an dernier, en moyenne, 420 demandeurs d’emploi ont été soustraits chaque mois de la statistique du chômage pour grossir celle du revenu d’insertion (RI). En 2009, le nombre de ces nouveaux assistés provenant des ORP n’était que de 180 par mois.

L’échantillon des fin de droits

Au Service du travail de la Ville de Lausanne, Florent Grin est bien placé pour parler des fin de droits. Il les voit arriver dans l’unité pilote qu’il dirige. Chez lui, les demandeurs d’emploi bénéficient de l’encadrement concerté d’un assistant social et d’un conseiller en placement, alors que dans le reste du canton les deux systèmes du chômage et de l’aide sociale fonctionnent en vase clos. Dans cet échantillon: des jeunes, après 90 jours d’indemnités de chômage, des gens d’âge mûr, dont les droits sont épuisés au bout de 18 mois, des chômeurs «âgés», que le régime couvre pendant deux ans. Soixante pour cent d’hommes et 40% de femmes, des Suisses et des étrangers à parts égales. Sept sur dix sont dans la tranche des 26-49 ans.

Leur parcours professionnel? Le portrait de groupe comprend nombre de demandeurs peu ou pas qualifiés, ainsi que beaucoup de femmes mères de famille monoparentale. Des étrangers aussi, dont le français peut être insuffisant. Il n’est pas rare que les facteurs d’exclusion se cumulent. Mais il y a aussi des professionnels qualifiés, qui ont connu une cassure dans un parcours longtemps normal, du fait d’un licenciement, d’un mauvais choix professionnel. Parfois, c’est le cercle vicieux, un problème de travail entraînant des difficultés financières, familiales et de santé. A l’unité pilote de Lausanne, on s’efforce de favoriser la disponibilité au travail d’une jeune mère, de réorienter vers les soins infirmiers des chômeurs échouant à se réinsérer dans la vente. Ou de raccommoder l’estime de soi de celui qui, ayant toujours vécu de son salaire, se retrouve à toucher le forfait de base de 1100 francs par mois et à devoir fournir la preuve de sa visite chez le dentiste.

La concurrence des frontaliers

Le conseiller d’Etat Pierre-Yves Maillard s’inquiète de cette augmentation des fin de droits (lire interview). Non seulement parce qu’elle contribue à la croissance des dépenses sociales, qui suscitent des critiques contre le gouvernement cantonal et sa majorité de gauche. Mais aussi parce que la multiplication des exclus du travail finira selon lui par ébranler la confiance que la population de la région lémanique garde envers la libre circulation.

Canton frontalier, Vaud a un bassin de recrutement qui dépasse largement ses limites. Or ce sont justement dans des secteurs comme la vente, la restauration ou la mécanique, dont proviennent nombre de chômeurs indigènes, que l’on trouve une forte présence de frontaliers. «Certains me parlent de cette concurrence et sont amers, relève Florent Grin, le responsable de l’unité pilote. Leur discours peut être réducteur, mais il a sa part de vérité.» Pas facile en tout cas pour les chômeurs qui se retrouvent à l’aide sociale d’entendre dire que la performance du PIB vaudois est supérieure à la moyenne suisse, que tout va bien.

Créer une réserve d’emplois?

Il y a quelques mois, le gouvernement vaudois a proposé directement aux milieux économiques de constituer une réserve annuelle de mille emplois à durée déterminée pour les chômeurs en fin de droits de plus de 50 ans. Les organisations patronales ont réservé à cet appel un accueil glacial, contestant la pertinence de réserver des emplois à une classe d’âge et réclamant au préalable une baisse de l’impôt sur la fortune.

 La problématique des «chômeurs âgés» recoupe, mais en partie seulement, celle des chômeurs de longue durée. Globalement, les seniors sont moins touchés par le chômage que les plus jeunes. Mais quand ils sont touchés, ils s’y installent plus durablement. «A cet âge-là, ceux qui retrouvent un travail le doivent souvent à leurs relations, note Giuliano Bonoli, professeur de politique sociale à l’Université de Lausanne. Ces réseaux informels leur permettent de compenser la discrimination qu’ils subissent lors des procédures standards.»

«C’est une honte»

Une chose est sûre: les chômeurs de 55 ans et plus sont toujours plus nombreux, eux aussi, à être recueillis par «le dernier filet de protection» qu’est l’aide sociale. On en compte 30 000 en Suisse, en hausse de 50% par rapport à 2010. «C’est une honte, après un passage par l’aide sociale, seul un chômeur âgé sur sept retrouve un travail fixe, dénonçait le mois dernier Felix Wolffers, responsable du service social de la Ville de Berne et directeur de la Conférence suisse des institutions d’action sociale (CSIAS).

Cette instance, qui fixe les normes de l’aide sociale, a lancé un appel pour améliorer le sort des chômeurs seniors: il faut modifier la loi, pour qu’ils ne soient plus décrochés des prestations de chômage et de l’inscription à l’ORP, mais qu’ils puissent continuer à en bénéficier aussi longtemps que nécessaire, au besoin jusqu’à l’âge de la retraite.

En attendant la préférence indigène

«La protection des chômeurs de longue durée fait l’objet d’efforts syndicaux depuis des années, mais se heurte à la forte résistance des milieux économiques et des partis bourgeois», dénonce Daniel Lampart, économiste en chef de l’Union syndicale suisse (USS). Une version des faits que dément Marco Taddei, responsable romand de l’Union patronale suisse (UPS). «Nous avons contribué à mettre sur pied une conférence nationale annuelle sur ce thème, dont la 4e édition se tient le 26 avril», explique ce responsable.

Si elle s’oppose à toute mesure coercitive ou qui renchérirait le coût du travail, l’UPS compte beaucoup sur la préférence indigène qui devrait entrer en vigueur le 1er juillet prochain si tout va bien. «Il y aura des améliorations, des avantages comparatifs pour les chômeurs indigènes inscrits dans les ORP, s’ils sont dans les branches où le chômage atteint 8%», explique Marco Taddei. Lui aussi en convient: face au problème croissant des chômeurs de longue durée et des chômeurs âgés, «nous avons tout intérêt à être prêts avant la prochaine votation sur la libre circulation».