Le Temps (18.10.2017) L’humour est un baromètre de l’état de santé d’une entreprise. Bien manié, il permet de motiver les troupes et renforce la cohésion d’équipe
«Vivement vendredi soir qu’on se marre un peu!» On ne compte plus le nombre de salariés à avoir prononcé cette phrase à l’approche du week-end. Comme si deux mondes s’opposaient: le bureau, où l’humour serait banni, et la sphère privée, où il serait permis de s’adonner au rire. Dans leur ouvrage Petit Traité de l’humour au travail, David Autissier et Elodie Arnéguy rappellent que nous passons en moyenne 210 jours par année au travail, soit les deux tiers de notre temps actif. Sommes-nous condamnés à ne rire que pendant le tiers restant?
Pour les auteurs, si le travail est certes placé sous le signe de la contrainte – le tripalium, dont dérive le mot «travail», désignait autrefois un instrument de torture formé de trois pieux –, il n’exclut pas pour autant toute forme de réjouissance et de rire. Au contraire. Lorsqu’il n’est pas vecteur de moqueries, les bienfaits de l’humour en entreprise sont nombreux.
Le rire? Un baromètre pour l’entreprise
Michael Kerr, auteur de l’ouvrage «You Can’t Be Serious! Putting Humor to Work», explique que l’humour est non seulement un outil, mais aussi un baromètre de l’état de santé et du bon fonctionnement d’une entreprise. En effet, parce qu’il place les individus dans une disposition d’esprit favorable et ouverte aux autres, il améliore la coopération, la performance et la cohésion d’équipe.
Il favorise également la productivité, la compréhension et la persuasion. Ainsi, 97% des directeurs d’entreprise interrogés dans le cadre d’une enquête américaine ont affirmé que l’humour était utile dans le business, et 60% que le sens de l’humour était déterminant dans la capacité d’un individu à conclure des affaires.
Les unités de soins cardiaques dans lesquelles les infirmières sont déprimées enregistrent des taux de mortalité des patients plus élevés que celles où l’ambiance de travail est bonne
Observer un problème à travers le prisme de l’humour permet non seulement de prendre de la hauteur, mais aussi de voir la réalité différemment et d’explorer des pistes de solutions ingénieuses. L’humour aide également à se concentrer dans les moments de fatigue, voire d’inconfort. Ainsi, quinze minutes de rire par jour augmentent de 10% la tolérance à la douleur, selon une étude publiée dans la revue de l’Académie des sciences britanniques «Proceedings of the Royal Society B».
Un enfant rit 400 fois par jour, un adulte 20 fois
Pour le psychologue Norman Dixon, l’humour se serait même développé chez les êtres humains pour leur permettre de faire face à des situations stressantes. Malheureusement, avec le temps, nous perdons peu à peu notre capacité à rire. Ainsi, un enfant rit en moyenne 400 fois par jour, contre une vingtaine de fois chez l’adulte.
Par ailleurs, travailler dans une bonne ambiance n’est pas incompatible avec le respect des contraintes de sécurité. En effet, un employé grincheux aura tendance à fournir un service médiocre, parfois avec des conséquences létales.
David Autissier et Elodie Arnéguy expliquent que «les unités de soins cardiaques dans lesquelles les infirmières sont déprimées enregistrent des taux de mortalité des patients plus élevés que celles où l’ambiance de travail est bonne». Ainsi, un travail bien fait ne requiert pas un esprit sérieux. La phrase de Jean Caplanne trouve ici toute sa pertinence: «Il n’y a que les gens qui aiment rire qui sont sérieux. Les autres se prennent au sérieux.»
Rire, une arme du management
Bien manié, l’humour est également une puissante arme managériale. Ne dit-on pas que le rire désarme? Dawn Robinson et Lynn Smith, auteurs de l’article «Getting a Laugh: Gender, Status, and Humor in Task Discussions», expliquent que les managers qui savent utiliser l’humour à bon escient sont fédérateurs et beaucoup plus appréciés que les autres.
Marco Sampietro, professeur à l’Université Bocconi de Milan, a déclaré à cet égard: «Parmi les effets les plus positifs, on retrouve l’affirmation d’un leadership et l’amélioration du moral de l’équipe. Les personnes ont le sentiment que l’humour est un support plutôt qu’un obstacle à la performance d’équipe. C’est un point important à souligner auprès des managers qui, souvent, ont plutôt tendance à le brimer.»
Les managers craignent par ailleurs que leur équipe ne désavoue leur autorité. Pourtant, un patron qui sait manier l’humour inspire tout autant de respect et d’admiration, si ce n’est plus, qu’un patron distant et froid
En dépit des nombreux bienfaits du rire, celui-ci fait encore largement défaut dans les entreprises suisses. Pourquoi un tel paradoxe? «Pour beaucoup de salariés, l’entreprise reste un monde sérieux où plaisanter est mal vu», explique Julien Peschot, rigologue expert. «Les managers craignent par ailleurs que leur équipe ne désavoue leur autorité. Pourtant, un patron qui sait manier l’humour inspire tout autant de respect et d’admiration, si ce n’est plus, qu’un patron distant et froid.»
Dans les pays anglo-saxons, où le rire a davantage droit de cité dans l’environnement de travail, les managers occupant les plus hautes fonctions font souvent preuve d’humour et d’autodérision. L’exemple le plus parlant est celui du président Obama, interrompu lors d’une conférence de presse par une sonnerie de téléphone de canard. Loin de s’en offusquer, il a répliqué avec un sourire: «There’s a duck quacking in there somewhere… where do you guys get these ringtones? I’m just curious.» Une réaction intelligente qui lui a certainement valu la sympathie de nombreuses personnes.
Rigologie
Pour comprendre la méfiance qui entoure l’humour, il faut également remonter le fil du temps. Les cultures judéo-chrétiennes ont longtemps perçu le rire comme une perversion morale. Baudelaire le qualifiait de satanique, arguant que «le juste et le sage ne rient jamais». George Minois explique dans son livre «Histoire du rire et de la dérision» que «le chrétien est sérieux, et fait de sa gravité une vertu».
Considéré comme vulgaire parce qu’il se manifeste bruyamment, le rire a longtemps été assimilé aux païens et à la plèbe, les fins lettrés ne s’abaissant pas à rire à gorge déployée. Dans son roman «Le Nom de la rose», Umberto Eco illustre enfin brillamment l’aversion des chrétiens pour le rire. Campée au XIVe siècle, l’histoire raconte le destin funeste des moines d’une abbaye bénédictine, empoisonnés suite à la lecture d’un livre sur le rire.
Avec un tel héritage, il n’est guère étonnant que le rire parvienne difficilement à s’infiltrer dans la culture de nos entreprises. Des initiatives pourtant émergent pour instiller davantage d’humour dans le quotidien professionnel. Ainsi, l’atelier de «rigologie» au château de Bossey proposait la semaine dernière, pour la première fois en Suisse, une formation complète de rigologue. Au menu, yoga du rire, jeux psychocorporels, sophrologie ludique et applications pratiques de la psychologie positive en entreprise. Tout un programme…