Alternatives Economiques (12.03.2019) Souvent citées en exemple, les réformes du marché du travail allemand présentent pourtant un bilan très négatif pour les salariés, selon une récente étude.
Souvent citées en exemple, les réformes du marché du travail allemand présentent pourtant un bilan très négatif pour les salariés, selon une récente étude.
L’Allemagne, en raison notamment des très importantes réformes de son marché du travail au cours de la décennie 2000, sert de modèle à suivre pour la majorité des économistes, ainsi que pour le chef de l’Etat Emmanuel Macron et sa ministre du Travail Muriel Pénicaud, après, comme eux, François Hollande et Myriam El Khomri.
Pourtant, il apparaît que les mesures adoptées par le Chancelier social-démocrate Gerhard Schroeder entre 2003 et 2005, sur les conseils de la commission dirigée par Peter Hartz, ancien directeur des ressources humaines de Volkswagen, ont été négatives en termes d’emploi et de salaires.
Un résultat qui remet en cause la justification de l’ensemble des politiques de réforme de marché du travail intervenues en Europe au cours des dernières décennies.
Réduire les droits des chômeurs
Quatre lois Hartz ont été adoptées. Les deux premières visaient à encourager les employeurs à embaucher ; la troisième à améliorer le fonctionnement de l’Agence fédérale de l’emploi ; et la dernière à « inciter » les chômeurs à retrouver plus rapidement du travail.
Ainsi, la loi Hartz I a assoupli les règles relatives au travail intérimaire. Elle a, de plus, fortement limité les possibilités pour un chômeur de refuser un emploi, notamment en abaissant les seuils en termes de salaires (au-delà de six mois de chômage, toute offre d’emploi proposant un salaire supérieur à l’allocation chômage doit être acceptée). En cas de refus, l’allocation chômage est réduite (de 30 % la première fois, puis de 60 %), puis suspendue.
La loi Hartz II a quant à elle encouragé le développement de sous-emplois, les « euro-jobs » et « mini-jobs », dont le salaire maximum est respectivement de 400 et 800 euros, en diminuant les cotisations sociales auxquelles ces emplois sont soumis. Aujourd’hui, on estime à environ 4 millions le nombre de personnes n’ayant qu’un mini-job comme source de revenus salariés (à laquelle s’ajoutent éventuellement des allocations chômage).
La loi Hartz III avait pour but de rendre plus efficace le placement des chômeurs, en mettant en place un système de mesure de performances des agences de l’emploi, qui peuvent désormais bénéficier de primes pour chaque placement de chômeur réussi.
La loi Hartz IV est la plus controversée, car elle a conduit à une forte baisse des revenus des chômeurs. En Allemagne, les allocations chômage ne représentent que 60 % de l’ancien salaire (67 % pour une personne avec un enfant). De plus, au-delà d’un an de chômage, les personnes basculent dans un autre système, d’assistance, où elles ne perçoivent que 370 euros par mois.
Il y a aussi les « Ein-Euro-Job », les « emplois à un euro de l’heure », réservés au secteur public ou caritatif, que les chômeurs de longue durée ne peuvent pas refuser, sous peine de perdre leurs allocations. Evidemment, en acceptant ces emplois, ils sortent des statistiques du chômage.
Un succès spectaculaire ?
En apparence, les lois Hartz ont été une réussite : tandis que l’Allemagne était « l’homme malade de l’Europe » dans les années 2000, avec un taux de chômage supérieur à 10 % de la population active, celui-ci a depuis fortement chuté, étant aujourd’hui inférieur à 4 %.
Comme le disent Tom Krebs (université de Mannheim, Allemagne) et Martin Scheffel (université de Cologne, Allemagne), « la plupart des économistes ne sont probablement pas surpris d’apprendre que des réformes qui réduisent de manière spectaculaire les allocations chômage et qui facilitent la rencontre entre les demandeurs d’emploi et les entreprises conduisent à une nette baisse du taux de chômage ». Et c’est d’ailleurs ce que suggèrent leurs propres travaux.
Mais ils notent également qu’en Allemagne, les réformes Hartz sont très impopulaires, au point qu’aucun parti ne s’en réclame. Plusieurs, même, promettent de revenir dessus, à commencer par le Parti social-démocrate (SPD), celui-là même qui les avaient adoptées sous la direction de Gerhard Schroeder.
On serait donc, selon Krebs et Scheffel, en présence d’une « énigme ». D’un côté, « la profession des économistes, qui, dans son ensemble, estime que les réformes Hartz sont un succès ». Et, de l’autre, « la population allemande qui rejette très majoritairement ces réformes ». On serait donc « encore une fois en présence d’une situation où les économistes ne comprennent pas les “vrais gens” », ou des personnes réelles ne comprenant pas la science économique ».
Pourtant, le mystère n’est pas très épais.
De nombreux perdants
Comme le remarquent Krebs et Scheffel, toute réforme fait des gagnants et des perdants. Selon eux, les gagnants de la réforme se trouvent du côté des chômeurs qui ont retrouvé du travail. Mais ils notent, fait essentiel, que même ces éventuels gagnants ne le sont pas complètement, puisque la réforme Hartz IV « a réduit les salaires ».
Et en effet, la stagnation salariale en Allemagne ces dernières années est invraisemblable dans un pays aussi riche, qui accumule des dizaines de milliards d’euros d’excédents commerciaux chaque année.
De plus, remarquent Krebs et Scheffel, les chômeurs constituent une autre classe de perdants, puisque leurs allocations ont été réduites, les exigences à leur endroit ont été accrues et les sanctions durcies.
Ainsi, selon cette analyse, les réformes Hartz auraient créé des emplois, mais au prix d’une baisse du niveau de vie. On serait dans le cas d’école où plus d’emplois nécessiteraient moins de salaire. Une situation que les économistes, parce qu’ils donnent la priorité à la baisse du taux de chômage, jugeraient préférable, tandis que la population, dont le niveau de vie se dégrade, rejetterait. Le « mystère » serait ainsi expliqué.
Mais que se passerait-il si, comme si souvent, la « profession des économistes » se trompait, parce que de nombreux économistes sont aveuglés par leurs biais idéologiques ?
Bilan négatif
Il revient à Jake Bradley (université de Nottingham, Royaume-Uni) et à Alice Kügler (University College de Londres) d’avoir produit un travail très minutieux allant à l’encontre des a priori favorables de la grande majorité des économistes à l’égard des réformes qui flexibilisent le marché du travail.
Etudiant, à l’aide d’un énorme fichier administratif, le salaire et la situation au regard de l’emploi de pas moins de 430 000 personnes travaillant au sein de 340 000 entreprises, entre 2000 et 2007, Bradley et Kügler parviennent aux résultats suivants : selon eux, l’ensemble des réformes Hartz ont conduit, en moyenne, à une baisse, très faible, du chômage (– 0,16 %), ainsi qu’à une diminution, beaucoup plus substantielle, des salaires (– 4 %).
Selon eux, le bilan des réformes Hartz est donc intégralement négatif pour les salariés. Et la situation est particulièrement grave pour les personnes les moins qualifiées, dont l’emploi a diminué de 0,6 %, et le salaire moyen de… 10 %.
Seul impact positif de la réforme, la durée moyenne passée au chômage a été réduite. Les réformes Hartz ont en effet créé un marché du travail plus précaire, où les salariés alternent des courtes périodes d’emploi et des courtes périodes passées au chômage, leur précarité permanente les empêchant de disposer d’une carrière salariale croissante.
Ainsi, les réformes Hartz « n’ont pas eu les effets escomptés ». En particulier, à la suite de l’adoption des lois Hartz I et II, les employeurs ont, selon Bradley et Kügler, simplement « remplacé des emplois en CDI par des contrats temporaires et des contrats de travail à temps partiel ».
Et comme le pouvoir de négociation des chômeurs s’est effondré à due proportion du montant de leurs allocations chômage, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi les salaires ont baissé. Mais alors, si ce ne sont pas les lois Hartz, qu’est-ce qui a fait baisser le taux de chômage en Allemagne ?
La vérité est ailleurs
Comme le remarque Guillaume Duval, ce n’est pas parce que le taux de chômage a fortement baissé en Allemagne, tandis qu’il stagnait en France, que les créations d’emplois ont été beaucoup plus nombreuses en Allemagne.
De plus, il est beaucoup plus facile de réduire le taux de chômage dans un pays où la population active diminue (comme l’Allemagne), que dans un pays où elle augmente (comme la France).
Ainsi, selon Guillaume Duval, « entre 2000 et 2016, le nombre d’emplois a augmenté de 9,3 % en Allemagne et de 8,3 % en France, à peine moins. Mais dans le même temps, la population d’âge actif française (15 à 64 ans) s’est accrue de 5,9 %, quand celle de nos voisins baissait de 2,2 %. »
La principale explication du « succès » allemand est donc tout simplement démographique ; encore faut-il y penser ! Ensuite, d’autres facteurs ont joué, comme le succès allemand à l’exportation, lui-même conséquence de la modération salariale, de la chute du Mur qui a permis une sous-traitance massive des entreprises allemandes en Europe centrale, et du développement de pays comme la Chine, le Brésil ou l’Afrique du Sud, qui ont alimenté une demande pour les machines-outils allemandes – et aussi pour les belles voitures produites outre-Rhin.
Le marché doit venir en dernier
L’exemple de l’Allemagne conforte un résultat connu depuis Marx, Keynes et toute la tradition institutionnaliste : lorsque l’on s’intéresse au travail et à l’emploi, et plus précisément lorsque l’on étudie les variations du taux de chômage, le fonctionnement du si mal nommé « marché du travail » doit venir en dernier.
Il faut en effet commencer par la production, qui, comparée à la productivité, nous donnera l’évolution du nombre d’heures travaillées. Puis regarder comment ces heures se répartissent en nombre d’emplois. Puis confronter ces évolutions aux données démographiques. Enfin, regarder les règles gouvernant l’assurance-chômage.
Procéder ainsi permet de comprendre ce qui se passe réellement dans une économie. Malheureusement, la majorité des économistes n’étudient que le « marché du travail », car ils ignorent même que le facteur décisif est la production.
Ils commettent ainsi des erreurs qui alimentent le rejet, justifié, de la profession par les « vrais gens ». Et ils soutiennent des politiques qui sont inefficaces – les réformes Hartz n’ont pas créé d’emploi – et qui sont injustes : elles ont dégradé les conditions de vie des personnes les moins favorisées.
Aujourd’hui, l’Allemagne connaît un excédent budgétaire et un excédent commercial. Mais cette richesse pour certains est obtenue par l’exploitation – il n’y a pas d’autre mot – de millions de travailleurs pauvres, et par la précarisation des personnes au chômage. Et on voudrait que ces personnes disent « Danke schön » à Gerhard Schroeder et à Peter Hartz ?