Le Temps (16.01.2019) En Suisse, comme en Europe, une grande majorité des personnes dans le besoin ne réclament pas les aides sociales auxquelles elles ont droit. Une économie pour l’Etat? Au contraire
De 40 à 80% selon les prestations. En Europe et en Suisse, les taux de non-recours à l’aide sociale de la part de personnes qui y ont droit peuvent être impressionnants. Et bien plus élevés que les abus. Tant mieux pour les finances publiques? «Non», répond Barbara Lucas, professeure à la Haute Ecole de travail social (HETS) à Genève. «Car, par manque de soutien, les personnes non recourantes voient leur état de santé s’aggraver, leur situation sociale se détériorer, ce qui entraîne de plus grandes dépenses au final pour la collectivité.»
Ces jeudi et vendredi, en lien avec un spectacle à l’affiche au Théâtre du Grütli, la Ligue suisse des droits de l’homme organise à Genève un colloque qui se penche sur la question. Intervenante, Barbara Lucas évoque la pauvreté et le tabou qui pèse encore sur les personnes dans la nécessité.
Le Temps: A partir de quand est-on considéré comme pauvre en Suisse?
Barbara Lucas: Il y a deux grandes approches. La première, référence dans l’Union européenne, est basée sur la détermination d’un seuil monétaire. On considère qu’une personne qui vit seule est pauvre si son revenu n’atteint pas 60% du revenu médian, soit environ 2500 francs par mois. En 2016, en Suisse, 14,7% de la population était pauvre selon cette approche, soit près d’une personne sur sept.
L’autre approche fait référence aux rapports sociaux. Au début du XXe siècle, selon le sociologue allemand Georg Simmel, le pauvre est «celui qui reçoit assistance ou qui devrait la recevoir étant donné sa situation sociologique». Autrement dit, le rapport d’assistance fait le pauvre. Quant au sociologue Serge Paugam, il considère que la pauvreté peut être «intégrée, marginale ou disqualifiante», selon la place qu’elle occupe dans une société.
uels sont les facteurs de risque de pauvreté?
La formation est un facteur important. Une faible qualification expose à un faible revenu, on parle aujourd’hui des «travailleurs pauvres». La situation familiale compte aussi. Les familles nombreuses sont plus à risque, déjà parce que les enfants coûtent de l’argent, mais aussi parce que, faute de structures de garde ou de conditions de travail adaptées, en Suisse notamment, leur présence complique, pour les femmes, l’articulation entre la vie de famille et la vie professionnelle.
Vivre dans une famille monoparentale est également très risqué. La séparation appauvrit considérablement les familles, les femmes, la plupart du temps, mais aussi les hommes tenus de payer de lourdes pensions alimentaires. Enfin, le facteur de la santé entre en compte. Quelqu’un qui est souvent malade peine à s’intégrer durablement dans le marché du travail. Avec le risque d’un cercle vicieux, car les personnes ayant un faible revenu renoncent fréquemment à se faire soigner.
En Suisse, des personnes dans le besoin – 23,6%, par exemple, dans le canton de Berne où l’on a les chiffres – ne recourent pas à l’aide sociale. Pourquoi?
D’abord, parce que demander, et surtout l’aide sociale, est considéré comme honteux dans un contexte idéologique qui valorise la responsabilité individuelle et l’autonomie financière. C’est aussi une affaire de fierté. Beaucoup des personnes non recourantes que nous avons rencontrées à Genève préfèrent s’endetter, emprunter.
Par ailleurs, l’opinion publique stigmatise les personnes à l’aide sociale. Notre étude confirme que de nombreuses personnes tentent par le non-recours d’éviter d’être associées à l’image négative qu’elles se font des bénéficiaires: des «faibles» ou des «profiteurs». Non seulement l’aide sociale évoque la charité du Moyen Age, mais en plus, le rapport aux droits sociaux est perverti. Plusieurs personnes interviewées nous disent ne pas vouloir «profiter de leurs droits». Qui dirait cela du droit à l’éducation?
Le principe de subsidiarité joue aussi un rôle dans l’invisibilité de la pauvreté, dites-vous…
Le principe de subsidiarité, issu de la doctrine chrétienne, a en effet fortement influencé la mise en place des politiques sociales en Suisse. Ce principe de limitation des pouvoirs voulait que ce soit d’abord la famille ou les organisations privées qui pourvoient aux besoins de la personne et, en dernier recours, les institutions publiques. La pauvreté devait en quelque sorte rester une affaire privée. De manière générale, les personnes pauvres ont été invitées à rester discrètes en Suisse, à se tenir hors de la sphère publique.
Revenons aux non-recourants. Vous êtes justement en train de terminer une étude de proximité avec une quarantaine d’entre eux, à Genève. Quels enseignements en tirez-vous?
Le rapport à l’aide a une donnée «genrée». Globalement, les hommes que nous avons rencontrés disent refuser de tomber si bas. Certains envisagent de vivre dans leur voiture ou dans une grotte au Salève plutôt que de «finir» à l’aide sociale. Leur expérience de la précarité est celle d’une disqualification sociale, dans la mesure où ils ne sont plus les pourvoyeurs du revenu familial.
Pour les femmes, c’est plutôt l’inverse. Beaucoup d’entre elles n’ont pas de qualification, vivent seules avec leurs enfants. Elles se projettent dans une idée d’ascension sociale, mais préféreraient recevoir des formations qui les mèneraient à l’autonomie plutôt que de dépendre de l’Etat après avoir souvent dépendu d’un homme. Elles évoquent leur liberté. L’Etat a un rôle essentiel à jouer à ce sujet. Dans les années 1980, une chercheuse scandinave parlait de Women-friendly welfare state, un Etat social ami des femmes. On n’y est pas encore.
Contrairement à l’idée reçue, ces non-recours à l’aide sociale ne constituent pas une économie pour l’Etat.
Non, car les personnes qui ne bénéficient pas d’aides financières commencent à ne plus payer leur assurance maladie et renoncent à consulter les médecins avec, pour résultat, des problèmes de santé qui reviennent au final très cher à la collectivité. Ensuite, elles arrêtent de payer leurs impôts, et enfin leur loyer. L’Etat doit parfois loger ces personnes ou ces familles en urgence à l’hôtel. Là aussi, ce sont des frais très importants à moyen ou long terme.
Outre la peur de la stigmatisation, y a-t-il d’autres raisons qui expliquent ces non-recours?
Oui, la complexité et le coût des démarches administratives parfois rédhibitoires. Lorsqu’on dit que pour bénéficier de prestations sociales, on doit accomplir un vrai parcours du combattant, ce n’est pas une image. Le nombre de démarches à faire et de papiers à produire peut être colossal. Et les critères sont tellement subtils qu’il arrive que des bénéficiaires doivent rembourser des indus après coup, car leurs revenus ont fluctué et ils sont sortis de la fourchette des prestations. C’est aussi un facteur dissuasif.
Quelles solutions proposez-vous pour inverser la tendance?
Il ne faut pas se limiter à des politiques gestionnaires, comme améliorer l’information et simplifier les procédures. C’est bien, mais ce n’est pas suffisant. Une collectivité saine devrait arriver à déstigmatiser les bénéficiaires de prestations sociales et légitimer les demandes d’aide en automatisant l’octroi de prestations, par exemple. Et changer le regard sur la pauvreté. Le spectacle à voir au Grütli va dans ce sens.
Personne ne rêve d’être à l’aide sociale. Il serait bon aussi de garantir le respect des personnes en situation de précarité dans les administrations en nous souvenant que la pauvreté n’est pas une identité immuable, mais une situation à un moment donné, qui s’inscrit dans une trajectoire de vie. Fondamentalement, il s’agit de renverser un rapport historique qui a fait du pauvre un citoyen au rabais. Au XIXe siècle, les pauvres étaient exclus du droit de vote et devenaient des non-citoyens. Aujourd’hui, quand on est pauvre en Suisse, on peut voter, mais on reste un citoyen déconsidéré.